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Le Coucou, Page 7

Madeleine Ruh

L’homme au catogan était installé confortablement dans son profond sofa recouvert de peaux en cuir orange, les pieds posés sur la table basse en fer forgé, sans doute l’une de ses créations. Les grandes plaques de photo, peintes et rétro éclairées, plongeaient la salle dans une atmosphère baroque et riche : un désert, des tigres en laisse, Borrobudur et des moines fous… un univers éclectique où le mystique côtoyait les cinq sens, pour le meilleur comme pour le pire.

  La soirée battait son plein, il avait prêté l’hôtel particulier pour une amie d’ami. Il avait fermé la porte du salon, indisposé par la musique rock. Le couple qui buvait en face de lui - du champagne rosé, ne parlait pas. Elle portait une robe léopard Yves Saint Laurent, avec une relative sobriété, lui était vêtu de noir, avec un chapeau rose pâle de cow-boy, emprunté pour cette soirée à thème “Rock seventies”.

  Le peintre reprit le fil de la conversation, après s’être resservi un verre.

  - Tu vois, je ne travaille jamais avant quatre heures du matin, quand tout le monde est parti… Je travaille trois heures, et après, mes assistants prennent le relai, le tableau est prêt à midi. Quand je me lève…Ma femme, elle est russe. Elle a fait un appartement tout blanc, je ne peux rien y poser, elle dit que cela tache… Tu vois, moi je suis riche, mais je suis un travailleur, je crée avec mes mains, alors elles sont trouées, abimées, et pleine de peinture, l’acide, la soude. J’arrive jamais à être totalement propre, et puis ça ne m’intéresse pas, je vis ma vie… Elle arrive même à sept heures du matin quand je rentre à balbutier “Amour, la douche, la douche…” Elle comprend pas. Ici, c’est un peu comme ma deuxième maison, c’est payé par les galeries, je leur donne dix tableaux en échange, cela évite le marché parallèle, je paye très bien mes agents, j’en ai trois. Ils vivent grassement, c’est comme mes assistants, quatorze ans qu’ils travaillent avec moi, ils savent combien de sucre dans le café, comment je travaille, ce que je veux, je n’ai plus besoin de tout expliquer. Ma femme, russe, absolument russe… C’est un peuple qui vit dans l’instant. Ah oui, on se sépare souvent ! On est passionné tous les deux. On vit chaque jour comme si c’était le dernier. Elle dépense beaucoup beaucoup.

  Il rit à gorge déployé en pensant aux dernières factures reçues.

  - L’autre jour, je l’ai accompagnée pour porter ses sacs… Je n’y croyais pas, elle avait acheté la même paire de chaussure avec plein de couleurs différents, gris foncé, gris clair, gris dégradé… Du grand n’importe quoi, alors je lui ai dit  “Pourquoi tu as besoin de tout ça ?” Je n’ai pas eu de réponse, pour la désintoxiquer, je l’emmène dans mes voyages… Ca lui fait du bien. J’ai une photo, je crois qu’elle est dans le carnet de voyage, oui, là, derrière vous. Elle dort dans un temple, juste protégée par un toit, et la tête sur un coussin, allongée sur la pierre. Il est quatre heures du matin. Plein de gens, des paysans sont venus prier, et ils sont arrivés doucement, pour ne pas la déranger. Elle, elle dort, la veille, elle saignait du nez à cause de l’altitude, et elle m’a supplié qu’on dorme à l’abri et pas dans la voiture. Elle a la peau marquée, presque fripée, on a perdu onze kilos, enfin moi. Elle, je ne sais plus, mais beaucoup…C’est une belle femme, et se laver avec juste un gant et un peu d’eau, ça la rend folle… Ca lui fait du bien… ce mois là, elle a dépensé dix dollars en un mois… Elle comprend qu’elle n’a pas besoin de tout ça, les chaussures, tout…On part avec trois kilos de bagages, parce que, chaque fois qu’on fait un voyage, on fait plein d’escales, cinq, six escales parfois, deux trois jours à chaque fois. J’ai des amis partout, Istanbul, l’Afrique, et on prend des petits avions, des hydravions aussi, loin de tout…J’ai des photos très drôles de ma femme en train de renoncer… Au départ, elle voulait pas m’écouter, alors le pilote lui dit, Madame, ça rentre pas dans l’avion, il faut laisser les bagages. Alors, elle essaie de donner les vêtements aux gens sur la piste, mais ils croient qu’elle veut les arnaquer, alors ils refusent de prendre les vêtements et les chaussures. Elle est en train presque de pleurer, on ne sait pas très bien le mot pour l’émotion qu’elle éprouve, moi j’appelle ça le renoncement…

  Rire. Il s’arrête et répond à l’un des deux téléphones portables posés sur la table, et s’esquive sans s’excuser.

  La femme feuillète l’un des lourds carnets de voyages, posé sur un trépied en fer forgé. Elle demande s’il les vend, l’ami du peintre répond que non, mais qu’il les loue à des musées, et comme sa cote monte chaque année, il a beaucoup de succès, et aussi des éditions, et des tirages hautes définition, avec un euro par connexion…

  L’homme au catogan revient, il a lâché ses cheveux. Il se rallonge et dit.

  - Ah oui, où j’en étais ? Le sens de la vie. Moi, je pourrais mourir demain, j’ai déjà eu quatre fois la vie de n’importe qui, j’ai beaucoup de chance. J’aime la vie, et elle me le rend bien. J’essaie de rendre ce que je gagne, j’accueille des peintres ici, c’est payé par les galeries, donc je les aide ….Et puis les bénéfices sur internet vont aux villages que j’ai photographiés. En Ethiopie, dans le village où je suis allé il y a cela quatre ans, ils ont creusé des puits, ça coute mille euro le puits, c’est beaucoup pour eux. J’ai contribué, cela me fait plaisir… Tu reçois, tu rends… C’est normal. Avec la révolution, j’avais quinze ans, et j’ai tout perdu. J’aurais eu une vie tracée, école à Genève, fils de diplomates et famille riche. Je suis passé d’adolescent choyé, passant des clubs d’élite, et vacances de rêve dans des résidences extraordinaires et des hôtels de luxe, à la France,… la cité universitaire, et les petits boulots pour payer les études. On faisait pas les plages l’été, mais les super restaus et boites de nuit. On avait des deals avec les concierges quand ils flairaient le gros client, pour les photos. On faisait direct les tirages, et ils sortaient les gros billets… On bossait pas tant que ça au final. Mais on a été fauché aussi, ça nous arrivait de faire le tour du pâté de maison pour éviter de croiser le type de la boutique du bas…On avait fait des branchements sur le système électrique des voisins pour ne pas payer l’électricité. On se démerdait comme on pouvait… La galère que c’était, mais on se marrait… Ah oui ensuite, j’ai tout détruit de l’appart meublé qu’on nous avait prêté…Oui, il m’en a voulu. Mais mon maitre m’a appris, pour créer, il faut détruire…Alors j’avais ciselé le lustre, je l’ai sectionné au milieu, puis ressoudé, comme les robinets, mais premières œuvres… Il me prenait pour un fou, mais moi je savais que j’allais réussir… Les propriétaires de l’appart ? On les a plus revu, ils étaient fâchés à vie je crois. Tu sais, il faut être le meilleur à ce qu’on fait… Ah oui, j’aime bien ce moine, il dit ne surlignez pas ce que je dis, c’est comme barrer des pensées, puisque ce que je dis est écrit entre les lignes. Je t’offre le livre si tu veux… Il faut pas s’habituer aux choses, aux objets, garder du détachement c’est la clé. Tu passes sur terre, mais on te reprend tout à la fin…Je ne garde aucune œuvre, je la fais, je la vends, elle disparaît, aucune trace, à quoi ça servirait ? C’est au moment où je la fais qu’elle est importante, après …

  A nouveau un appel le fait se lever, il répond en anglais. Le cercle des personnes qui écoutait reste silencieux. Une jeune fille en perfecto, portant un fin tee-shirt avec les Rolling Stones, passe en riant et prend la bouteille de champagne dans le sceau de glace.

  En revenant à grandes enjambées de l’autre pièce en rotonde, il reprend.

  - Je prépare un énorme voyage… mon équipe, ils sont quatorze dessus, depuis trois mois. C’est une route en Russie, avec des motos, comme sur la route du Tibet. Là-bas, j’avais une moto à chaque étape, déjà chauffée pour que cela marche, et l’essence, c’était très compliqué, car il n’y a pas de stations essence là-bas. Oui, ma fille, elle a six ans, je l’emmène dès que je peux. L’autre fois, son instit me convoque et me dit : “Votre fille a beaucoup beaucoup d’imagination”. Je lui dis : “Ah bon, et comment vous le voyez ?” Là, elle me décrit un dessin de ma fille avec le
s baleines, et je lui dit, mais elle l’a fait ça, nager avec les baleines… Vivre tant de choses enfant, c’est bien, après si tu n’as plus tout cela, tu l’as en toi, tu t’en souviens…

  L’électricité s’éteint un bref instant, et la salle est plongée dans le noir, éclairée seulement par le lustre à bougies, sur le côté. Un couple venu écouter se sert une coupe de champagne, et repart, comme gêné par l’obscurité.

  - Non, moi, la mort me fait pas peur, mais elle me prend mes amis. Sur ma classe des beaux arts, j’en ai dix-huit qui sont morts déjà. J’ai trois cercles, mes amis artistes… Ils sortent la nuit, ils n’aiment pas le jour, on peut parler des heures, des matériaux, de nos créations, des heures et des heures. Ils se détruisent à petit feu, l’alcool, dans des quantités astronomiques, et la drogue, les drogues, ils en abusent, ils détruisent pour construire, ils font des œuvres magnifiques… incroyable, mais à cinquante ans, ils sont presque tous morts… Ils viennent à mes soirées. Oui, j’en fais dix par mois, avec en moyenne trois cents personnes, eux ils sont tout le temps là. On reçoit des quantités de champagne, mais ils boivent des alcools plus forts… Ils travaillent comme moi, après, trois heures, sept heures du matin, c’est les heures de la création. Certains dorment dans le canapé ici. J’ai le cercle de mes amis d’enfance. Les iraniens, ils vont bien. Certains n’ont pas résisté à la révolution… des suicides à la pelle, à vingt ans, vingt-cinq ans autour de nous, enfance dorée et oisive, adulés, recherchés dans les soirées, puis plus rien, et même redoutés, ignorés, associés aux mots « islamistes »… On est passé de tout à rien, c’est ça qui nous a permis de nous construire, et je pense qu’on peut dire merci à la révolution iranienne, car on a pris notre vie en main. C’est nous qui créons, qui la construisons chaque jour… Et en plus on a tout eu, alors moi, je m’en fous de tout perdre un jour, on sait que de toute façon rien ne dure. C’est pour ça qu’on a un point commun avec ma femme, on dépense plus qu’on ne devrait, on gagne, on claque… On les a vu les autres , travailler , économiser pour en profiter un jour, et puis plus rien, leur maison et leurs biens confisqués, eux assignés en résidence surveillée…Nos parents, ils pouvaient même pas nous envoyer un chèque en France, rien… Donc mais amis iraniens, ils ont tous réussi, ils sont aux Etats-Unis, dans les capitales européennes. Et à Paris, quand je les vois, c’est pour prendre un café à midi, quand je me lève, et eux entre deux réunions, ils travaillent beaucoup.

  Et puis le troisième cercle, c’est des clients, ils viennent de partout, Turquie, Russie, Moyen-Orient, je les accueille, on parle, ils repartent, ils sont passionnés par leur collection d’art, ils aiment bien parler des œuvres…

  Un silence s’installe quelques minutes.

  Le peintre reprend.

  - J’y pense, on a une autre soirée nous, il faut y aller, sinon il va nous en vouloir notre ami. Ma femme a appelé deux fois. Je n’aime pas quand elle fait cela. Le code, c’est deux fois, ça veut dire: il y a urgence. L’autre fois, elle l’a fait, et après rien, pendant une heure quand je rappelais. C’est pas bien de faire ça. Je ne suis pas rentré, et je n’ai pas rappelé pendant trois jours, rien, pas de fax, de sms, d’appel, rien. Oui, je suis comme cela… Je suis très fort à créer des problèmes, je sais, on me le dit. J’essaie de ne pas m’attacher, pour ne pas avoir à me détacher, alors je profite de chaque instant. Bon, il faut qu’on y aille là… L’autre fois, le type en face est de l’ambassade d’Arabie Saoudite, il nous a balancé une bouteille de champagne, pleine, cela aurait pu blesser quelqu’un. Alors je suis allé le voir le lendemain, il n’a pas ouvert, et ses gardes du corps ne m’ont pas laissé lui parler. J’ai laissé un mot, et dit que s’il recommençait, je balançais avec mes amis des œufs et des tomates.

  Il a recommencé et blessé quelqu’un avec un verre, tu vois la vitre là-bas, elle a explosé, un verre jeté par sa fenêtre du troisième étage. Alors, un soir, j’ai dit à tous de venir avec des tomates et œufs, et quand il a encore jeté une bouteille, on a tout balancé, la façade ne ressemblait plus à rien… On s’est bien marré. Il a appelé les flics, qui sont venus. On avait déjà porté plainte une première fois, on a reporté plainte, en coupant un peu des stagiaires et des copains qui avaient envie de rigoler, et en leur mettant des pansements… Plus jamais entendu parler de lui, il nous a envoyé un nouvel intendant, plutôt beau gosse, qui m’a dit “On fait un deal, je vous emmerde jamais avec la police, mais vous m’invitez aux soirées.” Il vient, il boit avec nous, et on est tranquille. D’ailleurs, les filles se font la malle tous les soirs, surement avec les doorman des hôtels à côté, moi je ne dis rien… Elles passent par le toit, la plus jeune, elle me fait un petit signe parfois. Silence, genre « top secret », on se comprend…

  C’est comme la soirée ou j’ai chopé ma cousine qui dormait chez moi, et qui filait à une rave party à Choisy le Roi, une rave party à Choisy le Roi !…J’y suis allé, j’ai suivi son chauffeur qui était dans le coup, elle avait fait une ficelle avec des draps, comme dans les contes de fée, gros délire… Le type qui l’avait invitée, je l’ai giflé en arrivant pour lui faire comprendre qu’il déconnait. Elle avait pas quatorze ans, une gosse ! Je les ai ramenés à la maison, ils ont dansé à la maison, avec la même musique, okay c’est pas pareil, mais au moins, elle risquait rien…Ca va être dur quand ma fille va avoir un copain, enfin elle n’a que six ans, bon faut qu’on y aille à cette soirée!

  Le peintre se lève, prend ses deux téléphones, customisés avec une coque en métal par ses soins. Il les soupèse. Il promet à l’assemblée présente un diner iranien, les restaurants à Paris ne valent rien. Un homme déguisé en motard, les cheveux longs et faux tatouages, lève son verre au nom de l’amitié.

  Le peintre refait son catogan en fixant le plafond peint et salue d’un signe de tête le couple discret, qui l’a écouté, assis à côté de son ami iranien. Il s’esquive, file entre les silhouettes dansantes comme un chat persan noir. Il quitte cette soirée qui n’est pas la sienne, dans une maison qui n’est pas non plus vraiment la sienne.

  Mai 2011

  Il est à Berg