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Le Coucou, Page 3

Madeleine Ruh

Elle s était réveillée avec un matin en se regardant dans la glace. Elle était partie au travail, un cabinet juridique près de l’avenue Marceau, où elle faisait de la préparation de dossier pour les avocats spécialisés dans les « merger », les fusions acquisition.

  Le soir, elle s’était sentie fatiguée et avait annulé la « soirée filles » avec ses copines de fac au tex mex du quartier latin. Là où elles se voyaient pour parler de leurs amours, histoires d’une nuit, et se rejoignaient chaque premier jeudi du mois.

  Le lendemain matin, elle découvrit que le bouton avait une vraie sale tête avec du pus, et des boursouflures, comme cela ne ressemblait en rien à un bouton habituel, elle appela pour prévenir qu’elle ne viendrait pas et pris rendez vous chez son vieux médecin, qui l’a pris en urgence vu le ton de sa voix.

  Il eu l’air décontenancé par l’apparence du bouton. « Jamais vu cela » dit-il. Il lui fit un prélèvement pour faire des analyses, lui donna des antibiotiques, et lui dit de retourner travailler s’y elle le sentait, et au cas où lui donna un arrêt de travail pour lui éviter de revenir.

  Elle n’avait pas de fièvre, et même si le bouton la dérangeait vraiment car l’apparence comptait, elle alla travailler car ils étaient en plein milieu d’un gros dossier où l’échéance approchait. Ils avaient besoin d’elle.

  Elle se regarda avec dégoût dans la glace de l’ascenseur du petit hôtel particulier, malgré sa silhouette élancée, le teint clair, la longue frange au ras des sourcils, et le petit nez retroussé, obnubilée par le bouton, qu’elle avait essayé de cacher avec un correcteur de teint, qu’elle utilisait habituellement en anticernes après les soirées en boite trop arrosées.

  Ses collègues la regardèrent avec surprise. Ils savaient qu’elle portait un soin quasi maladif à son apparence et était toujours soignée, mais ne firent aucun commentaire quand elle leur signifia par un regard, qu’elle ne voulait pas en parler. Elle évita juste de les embrasser comme elle faisait chaque matin sur les deux joues, le dernier arrivé le faisant par tradition de bureau.

  Martine, à la pause café, lui demanda :

  - « Tu as choppé çà où ma belle, ce truc sur ta lèvre? C’est pas beau, tu as demandé à un pharmacien ce qu’il en pensait? »

  Elle répondit un oui laconique et elles changèrent de sujet.

  Une semaine passa. Il était 10h 45 exactement, se souvint-elle, quand la standardiste à l’accueil en bas l’appela, pour lui dire « Ces messieurs de la police sont là, pour toi Lucie ».

  Elle eut le souffle coupé, mal à l’aise devant ses collègues féminines du bureau paysagé, quand ils débarquèrent à six pour l’emmener sans aucune explication, excepté « Mademoiselle Duvillier, veuillez nous suivre, un médecin est là pour vous accompagner, veuillez ne rien toucher autour de vous et prendre juste votre sac à main ».

  Les deux voitures étaient civiles, mais partirent en trombe et avec les sirènes, elle au milieu de deux policiers, comme s’ils avaient peur qu’elle s’échappe. Elle eut le temps de voir les deux avocats associés, penchés au balcon de leur bureau, en trois pièces costumes dans le froid et sous la petite pluie, l’air intrigué et désagréablement surpris.

  Elle avait horreur de ce qui lui arrivait, se faire remarquer, elle se dit qu’elle ne pourrait plus regarder tous ces gens là dans les yeux, humiliée, comme si sa vie nocturne lui explosait à la figure, alors qu’elle n’en parlait jamais, séparant soigneusement les deux mondes.

  Au commissariat, ils lui expliquèrent que le bouton était dû à une cause très rare. Les analyses étaient arrivées, et son médecin de famille les avait appelés, perturbé par les résultats.

  Ils lui demandèrent de s’asseoir, car elle était debout, se tordant les mains d’angoisse à l’idée de transporter une maladie grave, et d’être à l’origine dans son imagination d’une épidémie redoutable, dont elle serait la première victime.

  Lui revint en image un épisode d’une série américaine, qu’elle regardait en courant sur le tapis de son club de gym le matin tôt: les personnes d’un hôtel étaient en quarantaine, et ils pissaient du sang par le nez, et seule une femme qui avait des anticorps y avait échappé, Michèle, la personne s’appelait, elle était morte quelques épisodes plus loin, car amie du héros, et sa voiture avait explosé quand elle avait mis le contact.

  Elle chantonna « Michèle ma belle, sont des mots qui vont très bien ensemble » et refoula un sanglot, il fallait tenir, et faire bonne impression.

  Ils lui offrirent un café, qu’elle prit entre ses mains, comme une bouée, le signe qu’elle existait encore, avec la chaleur se diffusant du bol en carton sur ses mains.

  Et là, ils lui dirent, ce qu’elle sentait déjà, l’horreur.

  « Mademoiselle, nous avons quelques questions à vous poser. Ce type de bouton, extrêmement rare, vous allez comprendre pourquoi, ... est dû à une proximité avec des cadavres. »

  Elle oublia de respirer sous le choc de la nouvelle.

  Ils laissèrent un silence s’installer, et puis reprirent : «Pouvez-vous rassembler vos idées, et penser à toute personne que vous auriez embrassé, vraiment, de manière intime je veux dire, dans le mois passé, et les deux mois idéalement pour être sûrs de n’avoir oublié aucune possibilité. »

  Elle connaissait la réponse, une seule en fait. Chahim. Elle l’avait rencontré dans un bar, là où elle prenait une bouteille de champagne et se laissait draguer par de jeunes hommes, ou moins jeunes, ouverts comme elle sur une aventure d’une nuit.

  Ils s’étaient revus au café de Flore, avaient fait une promenade romantique sur les quais. Elle avait refusé, après le premier soir dans un hôtel deux étoiles près de la Gare Montparnasse, glauque, avec le sommier qui grinçait, et une étreinte assez décevante au final, malgré son physique d’athlète, de le laisser monter chez elle ; et lui habitait, lui avait-il dit, une chambre avec d’autres étudiants.

  Elle donna son nom, car il lui avait fait promettre de venir en Serbie dans sa petite maison. Elle avait même l’adresse.

  Elle répondit, ils l’interrogèrent deux heures durant et lui donnèrent un sandwich au thon dans deux toast mous, elle l’émietta mais n’y toucha pas, et pris café sur café, des longs américains, qu’ils allaient lui chercher à la machine.

  Elle le voyait très bien physiquement, la cicatrice sur l’épaule du vaccin comme elle l’avait à l’intérieur de la cuisse, le petit tatouage de cobra sur l’omoplate droite, le nez aquilin, les cheveux courts en brosse, la nuque épaisse, les muscles d’un homme qui entretient son corps ; il lui avait dit qu’il courait chaque jour une heure, où qu’il soit.

  En fait, elle réalisa qu’elle ne connaissait pas grand chose de lui. Il lui avait parlé de sa mère à lui morte quand il était enfant, des frères disparus pendant la guerre, des charniers, mais il avait changé de sujet en voyant son visage à elle se crisper. Ils avaient alors parlé de la mer bleue, de la Corse qu’elle adorait et des paysages sauvages de Moldavie.

  Il lui avait dit qu’il faisait de l’import export, mais était resté évasif sur le domaine. Il avait précisé qu’il voyageait beaucoup, avait une équipe internationale et qu’il travaillait depuis des années déjà sur internet.

  Il avait prêté une oreille distraite à tout ce qu’elle racontait de sa vie, sa mère un peu folle qui lui interdisait de faire du basket malgré son goût pour, car pas assez chic pour leur milieu, les disputes de famille au Touquet où elle devait passer chaque été, avec ses frères et soeurs qui avaient tous des brillantes carrières et elle le vilain petit canard.

  Mais quand il la regardait amoureusement en touchant ses cheveux et en passant le doigt sur ses pommettes, elle fondait sous le charme, il avait l’air amoureux.

  Elle fondit en larmes trois fois, ils lui dirent que c’était normal « C’est les nerfs qui lâchent, laisser aller, ça fait pas de mal ma petite dame » lui dit un des types rondouillard, qui lui avait dit être d’interpole.

  Elle en avait une autre image, et
eu du mal à le projeter comme appartenant à une élite, GIGN et compagnie.

  Après elle passa la journée avec le médecin, qui fit des analyses encore, lui mit une crème, lui donna une batterie de médicaments qu’elle devait prendre toutes les quatre heures.

  « Fleur de cimetière », il lui avait dit dans son jargon de médecin d’interpole que c’était le petit nom de son bouton, dû à des accouplements avec des cadavres en décomposition.

  La suite fut sans surprise, et la laissa les yeux étonnés et horrifiés par ce à quoi elle avait échappé de peu. Un trajet dans un avion de l’armée pour la Serbie, entourée d’hommes, à part l’infirmière qui la suivait partout en relai du médecin, l’atterrissage à la tombée du jour, le bruit des voix d’hommes à ses côtés, le stress visible sur les visages du commando habillé et cagoulé en noir pour interpeller l’homme, chez lui selon des sources, et qu’elle l’identifie sur place pour permettre son extradition.

  Le trajet en voiture cahotante, la planque deux heures à l’entrée d’un petit village, et puis la reconnaissance nécessaire par rapport au portrait robot déjà dressé.

  Il l’avait regardée, interrogateur d’abord dans la petite pièce, sous la lumière aveuglante braquée sur lui, pour la protéger elle de son regard. Il avait souri, ce sourire qui l’avait fait craquer avant qu’il ne disparaisse brutalement après une semaine de rêve et un week-end à Paris, avec juste un sms disant « Je dois y aller, viens ».

  En la regardant, il se lécha les lèvres plusieurs fois en sortant lentement sa langue, elle du partir affolée, les jambes flageolantes, et elle vomit dans les toilettes de la bile, car elle ne mangeait rien depuis trois jours.

  Elle apprit plus tard, car ils avaient voulu la ménager, que cinquante cadavres avaient été retrouvés dans sa maison, à différents stades de décomposition.

  Le titre fit la une des journaux pendant quelques jours, puis tout le monde oublia.

  Elle changea de job, et arrêta son abonnement à un site de rencontre sur internet. Elle n’oublia jamais, même si elle n’avait vu aucune image, l’horreur absolue la réveillait parfois la nuit, en sueur, avec un cauchemar récurrent, lui se léchant les lèvres et avançant les mains vers elle pour l’étrangler. Elle se réveillait quand elle n’avait plus de souffle, et son coeur palpitait longtemps après. Elle devait enlever les boules quies qu’elle mettait dans les oreilles pour dormir, oppressée par la nuit et le silence dans la ville.

  2009 Paris

  Je suis libre comme l’air